Le Net est né dans les années 70, le Web est né dans les années 90, 20 ans plus tard. C'est avec le Web que s'est développée la société réticulaire, pas avec le Net. Moi, j'ai utilisé le Net dès les années 80 parce que j'étais universitaire et que l'Amérique du Nord a ouvert le Net aux universitaires du Monde entier, à un moment donné pour faire fonctionner son soft power et attirer dans sa sphère d'influence les académiques du Monde entier et jusqu'en avril 93, seuls les militaires et les universitaires avaient accès au Net. A partir d'avril 93, tout le monde a eu accès au Net et ça a été une explosion.
Je connais très bien, en plus, la chose parce que j'ai été missionné 1 an plus tard par la Commission européenne qui m'a demandé d'observer le développement des effets de ce qu'on appelait à l'époque la Société de l'Information et qui était, en fait, le Net, sur le Nord-Pas-de-Calais. J'ai analysé ça en détail et j'ai pu voir comment cette nouveauté s'est disséminée, s'est répandue comme une traînée de poudre dans le Monde, d'une manière absolument inouïe avec un problème qui s'est posé d'ailleurs très vite qui était que – étant donné qu'il y a une croissance exponentielle des pages web – il a fallu multiplier les serveurs, les serveurs sont devenus bientôt des data centers, c'est-à-dire de très très gros serveurs coûtant très cher. Il y a eu très vite d'investissement dans des réseaux, la fibre optique, dans des serveurs etc., ce qui fait qu'évidemment l'Amérique du Nord a développé une économie qui est l'économie qu'on connaît aujourd'hui, une économie surtout californienne mais pas seulement, et a complètement pris le contrôle du Web.
Pourquoi ? Parce que le Web est une organisation (je ne vais pas dire régulée parce que ce n'est pas vraiment une instance de régulation) animée par le Worldwide Web Consortium, le W3C et dans le W3C, il y a des instances de discussion qui sont là pour faire tomber d'accord des représentants de tous les acteurs du Web pour faire des recommandations, en termes de normes, de protocoles, d'interfaces, des formats de données, de métadonnées etc., qui ne sont d'ailleurs que des recommandations : vous pouvez très bien ne pas les suivre mais si vous ne les suivez pas, vous n'existez pas sur le réseau puisque, sur le réseau, par nature, vous n'existez que si vous êtes compatible avec le reste du réseau.
C'est l'aspect le plus complexe de ce qu'on appelle « l'effet de réseau ». C'est l'effet de réseau qui gouverne le Web ont donc les gens qui ont un pouvoir de recommandation ont forcément les capacités, sans imposer rien à personne, de faire que les gens les suivent. C'est ce qu'on appelle en théorie du langage une performativité. Ce qui se passe aujourd'hui, étant donné que depuis 22 ans les gens qui envoient le plus de lobbyistes à Londres sont Google, Apple, Amazon, etc., c'est que le Web évolue sous contrainte de l'Amérique du Nord et cette évolution se fait au bénéfice des business models de ces entreprises et forcément a contrario de ce pourquoi avait été fait le Web parce que – ça a été dit très clairement par le CERN au début – le Web ne doit pas être commercialisé, c'est un espace public et il doit être absolument libre. De fait, personne ne vous empêche d'y aller mais la réalité c'est que vous ne pouvez y aller qu'à travers des instruments qui sont au service des business models américains.
Ici, à l'IRI, nous allons organiser les 13 et 14 décembre 2015 au centre Georges Pompidou une grande discussion internationale sur l'avenir du Web. Nous pensons que le Web doit être aujourd'hui absolument réinventé par l'Europe. Nous pensons que l'Europe en a les moyens tout d'abord parce que c'est elle qui l'a inventé, contrairement à ce que prétend Obama. Obama dit « la société réticulaire, c'est les Américains » : c'est archifaux ! C'est pas l'Internet qui est à l'origine de la société réticulaire, c'est le Web et le Web, il a été inventé en Europe, en Suisse, par des Belges, des Anglais et des Français. Et la France a joué un rôle important parce que le modèle télématique qui n'était pas du tout celui de l'Internet a été fondamental dans la conception du Web. L'internet n'avait pas de basses de réseaux, c'était des relations point à point.
Nous pensons ici – quand je dis nous, c'est l'IRI mais c'est aussi tout un réseau de gens au niveau international qui pensent comme nous, c'est aussi des acteurs économiques européens ou français qui n'osent pas le dire parce qu'ils ont peur de Google donc il nous disent parfois « je vous dis ça mais il ne faut pas le répéter » Parce que Google et Apple font la loi aujourd'hui sur les réseaux. Si vous ne plaisez pas à Apple, il vous vire des Apps ; si vous ne plaisez pas pas à Google, il vous vire de Google et c'est vraiment violent. Il y a donc une espèce de terrorisme, de business terroriste qui relève de ce qu'on appelle une situation de monopole de fait, etc. à travers ce qu'on appelle les plateformes qui se sont progressivement substituées à cette démocratie qu'était le Web. Dominique Cardon a assez bien décrit ça dans La Démocratie Internet même si, lui, parle trop d'Internet et pas assez du Web. Je lui ai déjà dit donc je ne lui tape pas dans le dos, je le lui redis et je suis preneur d'un débat public avec lui là-dessus.
Quoi qu'il en soit, nous pensons ici à l'IRI, qu'il est possible de réinventer le Web et que c'est non seulement possible mais absolument indispensable - pas seulement pour les intérêts européens parce que l'Europe est quand même en ce moment en train de disparaître dans la trappe, et la Chine est en train de se mobiliser sur ces sujets, et quand elle va se réveiller, comme disait Peyrefitte à propos de la Chine d'il y a 30 ou 40 ans, quand elle va se réveiller dans le champ du new web, ça va faire très mal, et aussi très mal aux Américains, d'ailleurs, y compris parce qu'elle achète des boîtes américaines qu'elle pourra ensuite mettre à son service. Ce n'est pas en termes d'intérêts particuliers que je parle, c'est en termes d'intérêt général, je crois moi encore tout à fait à l'intérêt général et aux idées universelles. Je peux apparaître très certainement comme un pauvre crétin d'attardé du XXe siècle mais tant pis pour moi, je n'ai pas peur d'apparaître comme un pauvre crétin d'attardé du XXe siècle : je crois toujours à l'intérêt général et aux idées universelles."