Guérison
Pièce brève de Jean-Michel Rib...
Ils discutent en marchant.
- Le mot théâtre vous donne-t-il envie d’aller au théâtre ?
- Ce sont plutôt des amis.
- Qui vous donnent envie ?
- Disons qui m’y entraînent.
- Jamais le mot ?
- Le mot théâtre ?
- Oui.
- Rarement.
- Comme moi. A mon avis, il est foutu.
- Le mot théâtre ?
- Oui, peut-être même est-il mort sans qu’on s’en soit aperçu.
- On en aurait parlé dans les journaux ou à la télé.
- Il n’y a pas de théâtre à la télévision.
- Non, mais il y a des nouvelles, et le décès d’un mot comme théâtre aurait fait des vagues, quand même.
- Vous avez peut-être raison.
- Il est toujours là c’est sûr.
- Pas en grande forme en tout cas.
- Possible.
- Amoindri.
- Probablement.
- Je me demande s’il n’est pas temps qu’on lui rajoute des lettres.
- Des lettres ?
- Oui. Un « e », un « o », un « p » ou mieux un « t », le « t » renforce bien le mot, ça le structure. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si « structure » en a deux. Vous imaginez « structure » sans « t » : « srucure ».
- C’est vrai ça ne donne pas très envie de se construire.
- Pour le moins.
- J’ignorais totalement l’importance de la lettre « T » pour le soutien du mot, pour son dynamisme.
- Elle est essentielle. Regardez, pour la prévention du danger, on en a mis trois : ATTENTION ! que serait ce mot alarme sans ses trois « T » : (il crie)
« A-en-ion l’immeuble s’écroule ! » personne ne bougerait.
- C’est fou, on ne réalise pas que le T peut nous sauver la vie.
- Très souvent.
- Ce qui m’inquiète tout à coup c’est qu’il n’y en a pas dans « médecin ».
- C’est pour ça que moi j’appelle toujours un docteur. Au moins il y en a un.
- Les bons devraient en avoir deux.
- Doctteur.
- Oui, ou docteurt. Vous avez un rhume, vous consultez un docteur, pour une angine de poitrine, vous courrez chez un docteurt.
- Ce serait beaucoup plus simple c’est vrai.
- Plus juste surtout. Et quand à ceux qui ne guérissent jamais personne on leur enlèverait leur « t » au bout de six morts par exemple. Qui alors irait se faire soigner chez un « doceur » !?
- Personne bien sûr.
- Je pense qu’il faudrait organiser une réévaluation des performances de l’ensemble des praticiens suivie d’une répartition de la lettre « t » aux vues de leurs résultats.
- Cela permettrait sûrement de rééquilibrer le budget de la santé.
- Ne vaudrait-il pas mieux dire « avec t » ?
- Que santé ?
- Oui.
- Non, santé convient parfaitement pour désigner la bonne forme, un mot sans « t » est un mot qui va bien, regardez plaisir, paradis, rebond, envol, cognac.
- Crevette, escargot et lansquenet ne vont pas mal non plus.
- Enlevez leur donc le « t » et vous verrez leur mine.
- Vous avez raison.
- Le « t » est un renfort, une vitamine, parfois une prothèse.
- Mais j’y pense tout d’un coup, le mot théâtre en a déjà deux !
- Vous vous rendez compte ce qu’il porte ?
- Quoi de plus ?
- Deux mille cinq ans de tragédies, farces, drames et comédies ! d’Eschyle à Becket !
Toute l’angoisse et l’ironie du monde qu’il doit dire avec seulement sept petites lettres !
- Mon Dieu ! vite, rajoutons-lui un T.
- A mon avis deux est un minimum.
- Deux ! ça ferait quatre !?
- Pensez à l’avenir.
- Ça va continuer encre longtemps le théâtre ?
- J’en ai peur.
- Bon va pour quatre. Ce qui donne ?
- Thétatret.
- Thétatret ?
- Oui. Alors ?
- pas mal.
- Si je vous proposais d’aller au thétatret ce soir…
- Je ne dirai pas non, une soirée au thétatret, ça donne envie !
- Je crois que nous l’avons sauvé !
Un temps
- Dites moi ?
- Oui.
- Le mot apéritif vous donne-t-il envie de boire un apéritif ?
- Toujours.
- Moi aussi. Je vous invite à boire un verre au bar du thetatret, ça vous dit ?
- J’adore les théatrets qui ont un bar !
Extrait de Multilogues suivi de Si Dieu le veut, © Actes Sud, 2006.
http://www.actes-sud.fr/ficheisbn.php?isbn=9782742760701