De qui se moque-t-on ?
3. Le temps
Si ce n’est pour donner aux écrivains l’occasion d’écrire en se lançant sur le tard à sa recherche, j’avoue ne pas très bien comprendre pourquoi le temps passe. Pourquoi le temps passe-t-il ? Certes, les horlogers y trouvent aussi leur compte, mais à quel prix ? Pour ma part, je ne connais pas de jeune horloger, je crois bien n’en avoir jamais vu. L’horloger semble le plus exposé au passage du temps, il est en première ligne : c’est un vieil homme, prématurément usé, voûté, à demi aveugle, et ses mains tremblent à force d’émietter en fractions de secondes le gros bloc d’heures qu’il travaille chaque jour aux brucelles, aux pointeaux et même au chasse-goupille. Il se constitue sans doute un joli pactole en vendant ou réparant ses montres et ses pendules ; il n’aura pas le loisir d’en jouir.
Bien fait. Quelle idée aussi d’actionner des mécanismes si pernicieux ? Un beau jour, il explose avec sa bombe. On ne le regrettera pas.
Le temps passe – mais il ne nous emporte pas comme on le suppose ; non : il nous passe dessus, voilà le vrai, son interminable galop nous passe sur le corps. Les éléphants d’Hannibal piétinaient l’ennemi avec moins de hargne. Notre ruine est bientôt consommée. L’enfant écrasé, aplati par ce char implacable s’étire comme une pâte sous le rouleau à pâtisserie jusqu’en des dimensions grotesques. Puis cet adulte à son tour roule dans la farine, mord la poussière, sa face devient bientôt horrible à voir, modelée par le sabot du temps, son nez s’effrite, ses joues se creusent, ses dents tombent, ses yeux apeurés, larmoyants, frappés de cécité voudraient pouvoir s’enfoncer plutôt dans le conduit spiralé de ses oreilles conchoïdales qui au reste n’entendent plus rien, ni même la rumeur de la mer. Ce vieillard accroche encore comme des linges élimés ses chairs grises et jaunes aux tringles mal jointes de son squelette tordu, brinquebalant, désormais inapte à la locomotion, à la préhension et qui rassemble ses dernières forces pour se roidir dignement dans son suaire.
Le temps a fait son œuvre, et cette œuvre est une ruine. Les mousses et les mouches la convoitent et s’y agrègent. Puis le temps s’acharne à pilonner ce débris. Il n’en doit plus rien rester, ni le plus pâle souvenir : tout doit disparaître. Alors que faire ? Que faire pour survivre dans le temps, malgré le temps ? Suspendons-le, mes amis ! Je ne vois pas d’autre solution. À une patère ou à un clou, à un cintre dans une penderie comme une redingote démodée dont les basques ne savent que traîner dans le passé irrévolu, alourdies de boues et de patelles. Ainsi nous irons, frais émoulus chaque matin, vêtus de notre seule peau désormais infroissable, émus par la douceur toujours nouvelle des choses.